Nous, les hommes de bien
S'allongeant en bord de grève, à la tombée du jour, en l'huile des couleurs de l'esprit, le long des cairns de pierre, harpes dressées, de hautes silhouettes apparurent. Filtrant le vent, le cri d'un oiseau se dégageât des décoctions marines. Sans confusion, les hommes retrouvaient les labours d'antan et l'herbe ensoleillée. Ils étaient dix ; dix vivants parmi les Invisibles et les Absents, dix vivants animés de la ferme conviction de bientôt s'élancer hors des écluses à poissons vers l'improbable fin du jour.
Il y avait là le patrouilleur, le philosophe, le professeur, le père, le parrain, le parèdre, le prêtre, le poète, le préposé et le psychologue.
Nous, les hommes de bien, sommes faits en complexité de la pluralité des fonctions. Et ces dix figures en prescience sont à décliner pour que vienne un temps meilleur. Ne rejetons pas nos ombres et notre vulnérabilité, soyons humbles, soyons le tissu de la nouvelle donne, celle des jouvenceaux et jouvencelles qu'un ciel de traîne assomptionne vers l'idylle mainte et mainte fois proposée à ceux revêtus de leur lumière natale.
Qu'il en soit ainsi et puissions-nous poursuivre notre tâche.
Le patrouilleur
Aux limites de la conscience, là où les choses se pensent hors des journées immobiles il est cet homme chercheur, la sentinelle en déséquilibre sur le bord de la falaise de l'ailleurs.
Il parcourt le territoire tel le feu follet d'une instance à l'autre comme on essuie la poussière sur un rebord de fenêtre.
Il est le rapporteur des outrances et autres dérobades à l'ordre établi.
Il voit ce qu'il y a à faire aux lisières de l'illusion.
Parcourant sans cesse la frange du territoire où se fait et défait le laisser paraître des chants convenus, il rend compte de l'impact des fèches de la normalité sur la cible marchande par ces temps de grisaille.
Déchirure sur déchirure, il arpente de grandes distances, en oreille d'être, en équidistance du premier sang visible et de la beauté qui tarit les sources ténébreuses.
Le philosophe
En la combe des créations de l'esprit, à mi bruit, celui-ci coupe et recoupe le sens des mots et des concepts.
Il écoute d'une pichenette de pensée les heurts et atermoiements du langage.
Il écarte d'un revers de main les redites pour les soumettre à la critique.
Il avance toujours à contre-temps de ce qui se fît jadis.
Il est l'éternel inquiet du bon usage des mots et des concepts.
Il farfouille la complexité des instincts, des usages et des affirmations pour édifier la proposition qui fera date ne serait-ce que provisoirement.
Il est le garant des vertiges de l'histoire par sa vigilance à exprimer la vérité avec justesse, simplicité et pertinence.
Dans le farfouillis des mots poussés vers l'avant, la complexité l'émeut et le stimule.
Le professeur.
Monsieur " Je sais tout " opère dans la clarté feutrée des bibliothèques et des musées. Il feint d'ignorer la "docte ignorance" telle que l'évoque Nicolas de Cues.
Il amoncelle les menus faits de la vie, les documents, les pensées, les expériences pour ensuite les décrypter, les rendre digestes, les classer, leur donner des couleurs plus légères afin de les rendre visibles à tout un chacun.
Il est le maître affirmé de toutes les connaissances que l'incongruité ou la prolixité n'effraie pas .
Il fouine, enquête, accumule et ne jette jamais;
Sa tête est une caverne d'Ali-Baba ; plus il y en a et mieux c'est.
S'il enferme le verbe par la grammaire en homme de pouvoir qu'il est, il peut aussi libérer les mots des chaînes et convoquer la spontanéité, cette dangereuse puissance subversive.
Le père.
Il a des enfants, des élèves, des disciples et assume son rôle avec diligence dans le plus grand respect de l'autre.
Sa feuille de route est tracée ; il se dévoue pour le bien de ses proches et aussi pour lui car en retour cela lui assure calme et sérénité.
Il se nourrit de la gratitude qu'on lui enjoint, lui le pygmallion, le pourvoyeur de vie.
Puis sur le tard, ses forces s'amenuisant, il espère que ses petits et jeunes pousses d'antan ne l'oublieront pas, que ce qu'il leur a donné soit un à-valoir pour la suite, et qu'ils l'aideront à avoir une vieillesse heureuse.
Bien avant il fût le fils ou l'élève d'un modèle qu'il encense toujours encore à petites doses lorsque seul dans l'après-fête d'une rencontre tout tremble et se déforme autour de lui dans l'apesanteur d'une soirée d'été, moissons rentrées, corps fourbu, estomac rempli.
Le fils, l'élève, le disciple, tout dépendant de la transmission est une figure de réflexion pour le père l'engageant à mieux se connaître et à appréhender l'avenir avec détachement.
Le père, donné, livré à lui-même par les liens affectifs et sociaux qui le pressent tente de péréniser le périssable. Il se bât entre la soumission à l'ordre et cet élan de vie ravageur qui le pousse à nier ses obligations convenues pour pousser en expansion cette pulsion d'éternité qui paraît infinie et lui fait allumer les feux sur la colline pour le porter à incandescence.
Le parrain.
Son chapeau est estival, ses poches profondes et son regard caché par des lunettes noires.
Il veille sur ses biens, choses et personnes, qu'il a en responsabilité de protéger. Il est le seigneur qui maintient sous sa coupe ses obligés, ses serfs.
Dès que l'appât prend, que le poisson est ferré, il mouline avec entrain car là est sa justification à exister.
Il n'aime pas perdre et à force de persuasion imposée accroît ses gains.
Il aime être honoré et parcimonieusement se déplie en courbettes appropriées avant d'entrer dans l'arène des tenanciers de la richesse.
C'est le mondain qui a le sens des affaires et trouve son équilibre dans le donnant donnant à condition de donner moins que l'autre.
Il est le phare dans la tempête des peurs qui promet le salut pour les marins en détresse.
Il menace et fait peur, une peur unique, celle qu'il exige.
Il couche la liberté sous un matelas de respectabilité feinte.
Il exploite son bétail, lui le calculateur des choses éphémères mais néanmoins sonnantes et trébuchantes.
Le parèdre.
Il forme couple avec une personne unique que la vie lui a fait rencontrer.
Il assume sécurité et protection envers celle-ci.
Il accède aux polarités consenties dans la rencontre à des fins de dépassement de soi.
Il va de l'avant ; et si cela n'est pas le cas il arrête la relation.
La confrontation avec l'autre, ce faux miroir de lui-même qui le convoque à la vigilance et au discernement peut dans le meilleur des cas lui permettre d'éviter de se bloquer dans la fascination de la différence et poser cet entre-deux de la rencontre, cet écart repéré comme préalable à toute réflexion.
Il va à petits pas attentionnés, en évitant les répétitions superflues, pour insister avec vigueur sur la découverture chaque fois surprenante du pays des vérités vivantes, de celles qui ne peuvent se réduire à une formule.
Il ne traduit pas pour l'autre le secret poursuivi. A chacun ses escales dans cette aventure où la lumière nous nourrit.
Le prêtre.
Il officie.
Garant des mystères, ces secrets qui rassemblent un groupe d'hommes autour de principes fondateurs, dans un lieu consacré, il porte le grand message à ses ouailles.
Il est l'initié, le récepteur/réceptacle d'un principe fait d'ombre et de lumière, reflet d'un cosmos plus grand que lui à des fins de protection, d'aide et de soutien.
Il intercède, dirige les âmes et les pensées et un peu les corps vers l'issue de la vie qui malgré les souffrances, les épreuves et la mort oriente notre vitalité vers le contre-espoir d'une fin des souffrances, d'épreuves acceptées qui servent à grandir sur notre chemin et rendent la vie après la mort éternelle et heureuse.
Parfois il peut aussi mener ses "paroissiens" de contemptions en vérités révélées vers les affres d'une acceptation inconditionnelle sans empathie.
le poète.
Le risque tout de l'entendement.
Il bat la campagne le nez au vent, ses sens perceptifs ouverts pour extraire les éléments essentiels dans les perles de rosée des matins du monde.
IL cueille et recueille les fruits ultimes de l'émotion, de la pensée et de l'esprit, là, au ras de ce qui est là.
Dans un état de transe méditative il trace un chemin nouveau dans le maquis de ses pensées imprégnées d'habitudes, de pré-requis, d'indices culturels;
Homme du passé et du présent, homme de culture et de sentiments, homme engagé dans la vie quotidienne, il porte son oeuvre en déséquilibre entre la solvabilité entendue et les gouffres de la déraison.
Le poète est seul et son errance est comparable à la clarté du vers luisant illuminant une coquille d'oeuf.
Il porte son attention, son regard, vers les lisières de la forêt profonde aux rides carnassières , lorsque le vent aux élans soudains caracole de par les frondaisons rassemblant brumes, éclarcies, bruits furtifs, cris rauques des animaux en une brassée qui fait frémir les convictions les plus tenaces.
Il fuit les râgouts bien-pensants et ne s'établit qu'à bonne distance des enténèbrements de l'esprit.
il est de notre temps mais toujours avec une coudée dans l'ailleurs.
Il chante, danse, râle, se tait et écrit jusqu'à ce que mort s'en suive pour le renouveau de toutes choses, pour la noël, pour que derrière l'apparence pointe la saveur d'un fruit défendu.
Le poète sait qu'il n'est pas fou quand il rencontre celui qui lui ressemble.
Le préposé.
La vie l'a posé là.
En lieu et temps de la danse des gamètes il a éclos tout frippé, perdu, brutalisé par l'injonction de la naissance pour s'entendre dire qu'il y avait à assumer, malgré tout.
Pas choisi ... et pourtant responsable !
Il a posé un pied et puis un autre pour dans sa verticalité aboutie relier le ciel et la terre.
Il avance sans se poser de questions dans le grand vide de la non-réponse.
Droit devant, la sente est pleine d'épreuves auxquelles il fait face sans que le mode d'emploi soit inscrit au bastingage.
Il fait ce qu'il y a à faire, il obéit.
Plein de désirs libertaires refoulés, il se complet parfois dans le berceau de l'aube alors que la lumière l'oblige à se manifester.
Sa tâche semble ingrate. Plus jamais il ne retiendra les feuilles mortes ne demandant qu'à tomber. Droit dans ses bottes il attend le vent porteur/portant qui lui fera s'accomplir.
Il est la borne indicatrice d'un chemin où nul ne sait ce qu'il advient passé l'horizon.
Le psychologue.
L'observateur/observant des allers et venus de la psyché, des émotions et de l'âme.
Il est l'artisan de son corps et de son esprit.
L'accompagnateur/accompagnant de son chemin personnel, du grandir de soi.
Il est l'arrangeur des aléas de la vie en un mixte qui permet d'être vivant et conscient du chemin parcouru.
Du corps à l'âme sans se défaire de son environnement il parcourt l'immensité de notre paysage intérieur, reflet du monde extérieur.
Il croque le silence à intervalles inégaux et reçoit en plein coeur les lingeries souillées.
Il visualise en perspective le souffle retenu pour ne rien troubler du précieux équilibre qui là devant lui oscille de guingois entre la romance et l'oubli de soi.
Il propose des expérimentations dans des clairière claires et secrètes au profond de la forêt pour que l'arbre, l'union du haut et du bas, la blessure entre ciel et terre, soit le référent d'une nécessaire paix pour notre humanité querelleuse, en perpétuelle défiance et qu'un rien peut mener à sa perte.
290